Casseroles et poêles exposées à la batterie de cuisine E. Dehillerin.

Le magasin parisien, fournisseur d'ustensiles de cuisine Titanic, une institution pour les chefs

Franchir la porte du magasin E. Dehillerin, c'est voyager dans le temps. Plongez-vous dans un lieu où les ustensiles de cuisine sont encore suspendus au plafond, où les casseroles en cuivre ornent encore le mur et où les couteaux s'entassent dans de petites boîtes métalliques. Situé au cœur de Paris, l'établissement est l'un des derniers témoins de ce qu'était le quartier au XIXe siècle, lorsqu'il abritait le marché central de la ville. Son histoire, transmise de génération en génération depuis 1820, a survécu aux aléas du temps grâce à un mélange de tradition et de modernité.

Le magasin, situé dans un coin, a une façade en bois vert et son nom est écrit en lettres jaunes. Les vitrines, vestiges du temps, prédisent ce qui se cache à l'intérieur. Un espace aux allures de quincaillerie, où la disposition du matériel n'a pas changé – ou très peu – depuis plus de 100 ans. Tout est en vue. Les ustensiles s'accumulent sur les étagères, les tiroirs et les tables en bois. Il y a de tout. Fouets, cuillères à glace, rouleaux à pâtisserie en bois et douilles à douille. Cuillères à pamplemousse, fourchettes à huîtres ou à escargots. Également des balances numériques. « C'est un lieu vivant », insiste Éric Dehillerin, qui dirige l'établissement depuis 42 ans et arrière-petit-fils d'Eugène, le fondateur.

Professionnels de l'hôtellerie, fans et curieux du monde entier déambulent dans les couloirs de l'établissement, attirés par la qualité des produits, le bouche à oreille ou de simples souvenirs. « Souvent, quand ils viennent, les gens disent qu'ils retrouvent leur histoire », raconte Dehillerin, 68 ans. Depuis l'arrière-boutique, il cite l'exemple de ceux qui accompagnaient leurs grands-parents à la recherche d'ustensiles à confiture il y a des années, et qui se retrouvent aujourd'hui avec une distribution la même qu'avant. Un autre élément qui n’a pas changé est le système d’étiquetage. Il n'y a pas de prix affichés et il faut chercher la référence de l'article dans des pochettes en plastique placées sur les murs.

L'entreprise est située à quelques pas de l'imposante église Saint Eustache, dans le quartier des Halles, où, jusque dans les années 1960, les Parisiens achetaient des produits frais dans les 12 pavillons en fonte qui constituaient le principal marché de la capitale. Cette « Babylone métallique », comme la qualifiait l’écrivain Émile Zola, fut détruite et remplacée par un grand centre commercial. Mais au début des années 1800, Eugène, le fondateur du magasin, parvient à se faire une place dans ce quartier en effervescence, en regroupant sous une même enseigne un groupe d'entreprises, dont des ateliers de chaudronnerie et d'étamage.

La notoriété du lieu grandit et trouve un écho jusqu'au Royaume-Uni. En 1912, la compagnie maritime White Star Line a commandé des fournitures de cuisine pour son paquebot RMS Titanic. Il est attesté par un bain-marie de marque retrouvé dans l'épave. La maison s’est également fait un nom auprès des soldats américains stationnés près de la capitale dans les années 1950 après la Seconde Guerre mondiale.

Clients à l'intérieur du magasin d'ustensiles de cuisine E. Dehillerin.

Le moment de gloire définitif survient cependant deux décennies plus tard, grâce à la chef américaine Julia Child. Le chef charismatique a popularisé la gastronomie française, Patrimoine immatériel de l'humanité, devant des millions d’Américains. Il l'a fait à travers des livres et des émissions de télévision dans lesquelles il exprime son admiration pour les ustensiles de Dehillerin.

Les locaux s'étendent sur deux niveaux. En entrant, le visiteur peut se diriger vers la droite ou vers la gauche, ou simplement descendre le double escalier en ouvrant un petit portail métallique. Ci-dessous se trouvent les grandes marmites en acier, les bouilloires qui permettent de cuisiner pour plus de quatre personnes. Il existe également des pots en cuivre de toutes tailles. Ou en fonte. Les lattes du parquet grincent lorsque l'on traverse les couloirs. Sur les étagères, des passoires en bois ou des boîtes à assaisonnement en inox. Matériel pour les chefs.

Eric Dehillerin préfère ne pas dévoiler quels chefs il fournit en ustensiles, mais il reconnaît qu'il en connaît certains. Mathieu Courier, chef cuisinier de 39 ans, est le gérant du l'Auberge de la Couronne, un restaurant gastronomique suisse. Il achète du matériel dans ce magasin depuis environ 10 ans. Pour les cuisiniers, explique-t-il, « c'est comme un magasin de jouets ». Il faut un ensemble de moules, de la vaisselle en cuivre, des feuilles d'acétate pour le chocolat et des emporte-pièces. Ceux-ci sont suspendus au plafond à l'étage. Pour les acheter, il faut demander à un vendeur de les tenir sur un cintre.

Eric Dehillerin (68 ans) et son fils Eloi Dehillerin (29 ans) posent dans leur magasin d'ustensiles de cuisine E. Dehillerin.

« Nous sélectionnons et écoutons ce que demandent les chefs. «Évoluer est essentiel», estime Dehillerin, qui reconnaît qu'ils ont parfois eu «des difficultés à avancer» et à opter pour des ustensiles plus modernes. Il cite l'exemple du matériau antiadhésif, qu'ils ont dû intégrer dans plus de 4 000 produits vendus. Interrogé sur les changements, il estime que « le commerce a été grandement simplifié ». Et il précise : « Aujourd’hui c’est plus simple. Dans les années 1930, par exemple, il existait une variété exceptionnelle de moules en cuivre. « Tout cela a disparu. »

Son fils Eloi, 29 ans, ajoute qu'ils essaient de « redonner de la valeur aux produits qui se perdent ». Le magasin expose dans ses vitrines plusieurs moules de la fin du XIXe siècle, bien qu'ils ne soient pas à vendre. Egalement un presse-canard, pour cuisiner le traditionnel et complexe « canard de sang ». C’est lui qui prendra prochainement les rênes du lieu. La cinquième génération aux commandes de la marque. Car comme il l’explique, l’histoire du magasin « est aussi une histoire de famille ».

Le corner avec le magasin d'ustensiles de cuisine E. Dehillerin, au centre de Paris.

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